Compter et mesurer à travers les âges

Les mots pour les dire

Dès l’âge de deux à trois ans, l’enfant commence à apprendre à parler et à juxtaposer des suites de mots en des phrases structurées selon la structure de la langue. Parmi ceux-ci, les mots exprimant les premiers nombres apparaissent assez tôt, souvent introduits très volontairement par les parents toujours prêts à susciter chez leur rejeton les manifestations de son génie.

Comme très souvent, derrière ces mots se cache un passé riche, mais oublié. Un historien de l'art disait « Je n'aime pas les objets, j'aime qu'ils me rappellent la mémoire des choses. »[1] Nous pourrions dire de même, « Je n'aime pas les mots, j'aime qu'ils me rappellent la mémoire des choses »

Le début de la comptine des nombres, Un, deux, trois, recèle des informations intéressantes sur l’origine de la suite des nombres et la façon dont nos premiers ancêtres ont abordé le comptage. Laissons pour l’instant le un de côté et passons immédiatement au deux.

Deux

Ce mot partage des racines avec le mot tu, pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Cette parenté se décèle aussi dans les mots anglais two et thou (un ancien mot voulant aussi dire toi). Nous voyons là se manifester la forme qu’a dû prendre une première activité reliée au comptage, celle de la prise de conscience de l’autre, ce tu avec lequel on entre en communication. Mais cette prise de consciente ne s’est pas transformée immédiatement dans l’esprit des hommes préhistoriques en un nombre deux. Bien au contraire. Le deux était dans un premier temps conçu comme une qualité des objets. On ne pouvait imaginer deux sans les deux objets comptés. D’ailleurs, dans certaines langues, comme le latin et certains dialectes allemands, le mot signifiant deux s’accorde en genre avec le mot représentant les objets comptés. Ne soyons pas surpris, ne disons-nous pas une fille et un garçon, accordant en genre le nombre un avec fille et avec garçon. (Menninger, p. 12, 21)

Trois

Ce mot, apparenté au mot très, vient du latin tres, lui-même venant de trans qui signifie au-delà, à travers.  Mais en quoi trois va-t-il au-delà de quelque chose ?  Il indique qu’on dépasse l’autre. Nous avons plusieurs exemples de langues dans lesquelles il n’y a pas de comptine de nombre allant au-delà du trois. Le mot utilisé pour le trois signifie alors simplement beaucoup. Comme pour le deux, dans certaines langues le trois s’accorde en genre avec le nom des objets comptés, un reliquat de la perception globalisante de phénomène trois par nos très lointains ancêtres. Il ne faudrait pas toutefois penser que parce qu’une langue n’a que trois mots pour exprimer ce que nous appelons les nombres, les gens qui l’utilisent ne perçoivent pas les grandeurs des collections d’objets. Ainsi, raconte un missionnaire du XVIIIe siècle, lorsqu’il accompagnait les Indiens Abipones d’Amérique du Sud dans leur migration à la recherche de nourriture, les femmes, à cheval, entourées de leur meute de chiens, savaient toujours s’il manquait même un seul chien. Elles avaient sans doute développé une capacité à évaluer précisément la surface de la meute de chiens. Pourtant leur langue ne comportait que trois mots pour les nombres. (Menninger, p. 11, 17, 21)

Revenons maintenant à un.

Voyant le deux d’abord comme une référence à l’autre, il n’est pas si surprenant de constater que le un n’est considéré comme un nombre que depuis la fin du XVIe siècle. Un nombre sert à compter. Lorsqu’il n’y a que soi-même, ou un seul objet, il n’y a rien à compter. La réalité de l’objet suffit à affirmer son existence. La nature particulière du un se manifeste dans notre façon de nommer les jours du mois. Ne dit-on pas le premier janvier, puis le deux, le trois, etc., passant de l’usage d’un nombre ordinal à un nombre cardinal.

Un deviendra un nombre lorsqu’en Occident on commencera à calculer avec les symboles de la numération indo-arabe auxquels viendra s’ajouter une notation pour les opérations élémentaires que sont l’addition, la soustraction, la multiplication et la division. Nous y reviendrons dans la section sur l’histoire de notre numération hindo-arabe, mais disons simplement qu’auparavant, on calculait habituellement sans utiliser les chiffres écrits, mais plutôt par l’usage des mains ou des tables à calculer sur lesquelles on déplaçait des cailloux ou des jetons. (Menninger, p. 18-19)

Lorsqu’une langue dépasse le stage du trois-nombreux, d’autres mots viennent s’ajouter. En français, il y a le quatre, qui semble occuper une place spéciale du seul fait qu’il correspond aux quatre doigts de la main (excluant le pouce, physiologiquement différent). Le mot quatre tire son origine du mot latin quadra, table carrée. (M. p. 148). Une collection de quatre objets semble être la plus grande collection pouvant être appréhendée par l’œil qu’il soit nécessaire de dénombrer précisément les objets. On aimerait penser que le cinq fait référence à la main. Cela est vrai dans plusieurs langues primitives, mais pas clairement pour le latin (quinque) et donc la langue française. (M. p. 149)

Le mot huit provient pour sa part du latin octo. Le passage de octo à huit découle de la modification phonétique de ce premier mot en oït ou wit en vieux français. Le mot octo semble par ailleurs, par sa terminaison en to, faire référence à deux fois “ quelque chose ”, probablement deux fois quatre.  D’ailleurs, le neuf, en français comme dans de très nombreuses autres langues, a bien la même origine que le mot neuf, nouveau. Après le huit, les deux mains, sans le pouce, étant utilisées, vient un nouveau nombre, le neuf. (M. p. 23)

Dix, du latin decem, semble faire référence à deux, de-, cem pouvant se référer aux mains, incluant le pouce. (M. p. 131).

Les nombres de onze à dix-neuf présentent des particularités étonnantes. Comparons l’expression en français de ces nombres aux expressions latines correspondantes :

Latin

Français


Undecim

onze

On-ze

Duodecim

douze

Dou-ze

Tredecim

treize

Tre-ize

Quattuordecim

quatorze

Quator-ze

Quindecim

quinze

Quin-ze

Sedecim

seize

Sei-ze

Septemdecim

dix-sept

dix-sept

Octodecim ou duodevinginti (deux de vingt)

dix-huit

dix-huit

Undevingti (un de vingt)

dix-neuf

dix-neuf

On voit que le ze tient pour dix, d’où onze se lit un-dix, pour un plus dix, douze, deux-dix, pour deux plus dix, etc. Par ailleurs, à partir de dix-sept, on constate, en français un renversement de l’ordre. Bien que ce renversement ne se retrouve pas dans le latin classique, il se retrouve dans plusieurs langues de souche latine. Il provient de la façon de compter des soldats et des colons romains qui peuplèrent les parties frontalières de l’empire romain. Le pourquoi de cette inversion nous reste toutefois inconnu. (M. p. 85)

Vingt provient pour sa part du latin vigintii. Or ce dernier terme est composé du vi, deux, et ginti, une déformation du suffixe grec -konta , dix. Le latin triginta se transformera pour sa part en trente, comme quadraginta deviendra quarante, quiqueginta, cinquante, sexaginta, soixante.

Soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix.

Jusqu’au début du XIe siècle, le vieux français continuait à compter les dizaines suivant une règle similaire à celle du latin, un peu comme les suisses et les belges le font aujourd’hui : septante, octante, nonante. Toutefois, à partir du XIe siècle, se répand depuis le nord de la France l’usage de la terminologie soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix. De fait, entre les XIe et XVIIIe siècles, une terminologie basée sur le vingt se développe depuis trois-vingt (soixante) jusqu’à dix-neuf-vingt (trois-cent-soixante). On utilise même ces nombres en comptabilité, six-vingt s’écrivant VIXX, et quatre-vingts, IIIIXX. À partir du XVIIIe siècle, cette usage disparaîtra pour se limiter aux des dizaines entre soixante et cent.

Qu’est-ce qui a provoqué cette intrusion soudaine du vingt dans la numération orale française, jusque-là purement décimale ? C’est une histoire de Viking. Au VIIIe siècle, après la mort de Charlemagne, les Vikings attaquèrent régulièrement les côtes du nord de la France. En 866, ils se présentèrent même devant Paris. Ils acceptèrent alors de se retirer moyennant une forte rançon. En 911, le roi Charles III le simple signa un traité avec les Vikings, par lequel leur était alloué ce que nous appelons maintenant la Normandie. Leur chef, Rollon, était nommé duc de Normandie, tout en reconnaissant la suzeraineté du roi de France sur la Normandie. À partir de ce moment, les Vikings, devenus des Normands, cessèrent leurs pérégrinations et établirent des liens commerciaux dans l’ensemble du royaume franc. Or les peuples du nord de l’Europe, et en particulier les celtes dont font partie les Vikings, utilisaient une numération vigésimale (à la base vingt).  Leur établissement en Normandie et les activités commerciales qui en découlèrent introduisent donc un nouveau système de numération en France, système dont il nous reste aujourd’hui que quelques reliquat dans notre numération parlée. (Menninger, pp. 64 à 68)



[1]  Il s'agitr de Federico Zeri, cité dans Micèle Pequignot-Lépinay, La sculpture monumentale publique à Nantes du premier empire à la IIIe Réuplique, 303 Arts, recherches et créationsno. 59 (4ième trimestre 1998), pp. 25 à 39. Voir p. 36.